Et si la prochaine ruée vers l’or ne concernait ni le pétrole ni les minerais, mais vos données ? Et si l’Afrique, sous couvert de développement numérique, était en train de subir une nouvelle forme d’occupation silencieuse, algorithmique et commerciale, orchestrée par les géants du web ? Bienvenue dans l’ère du néocolonialisme numérique.
Alors que le monde se digitalise à marche forcée, les géants américains du numérique — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) — s’imposent comme les maîtres d’un nouveau territoire : le continent africain. En quête de données massives, ces entreprises s’implantent dans une Afrique encore faiblement régulée, riche en utilisateurs connectés, mais pauvre en défenses numériques. Les données, nouveau pétrole du XXIe siècle, deviennent l’objet d’une guerre d’influence entre puissances économiques, dans laquelle l’Afrique risque de jouer un rôle passif, voire victime. Cet article décrypte les mécanismes de cette captation algorithmique, ses dangers pour la souveraineté numérique du continent, et les pistes pour une riposte africaine coordonnée.
L’Afrique : eldorado numérique à la réglementation encore embryonnaire
L’absence ou la faiblesse des législations en matière de protection des données en Afrique offre un boulevard aux GAFAM. Là où l’Union européenne impose le RGPD et des amendes records (2,42 milliards d’euros infligés à Google en 2017), de nombreux pays africains peinent encore à élaborer des cadres juridiques robustes et cohérents.
Dans l’espace UEMOA, par exemple, le manque d’harmonisation réglementaire et la faiblesse des moyens de supervision exposent les États à une dépendance technologique structurelle. Les GAFAM en profitent pour y étendre leur emprise, captant les données sans contrepartie réelle, ni fiscale, ni sociale, ni économique.
Une ressource stratégique exploitée sans redistribution : les données personnelles
Avec plus de 646 millions d’internautes africains en 2024, l’Afrique est devenue un réservoir démographique et informationnel immense. Or, dans la logique des GAFAM, ces données sont un carburant pour entraîner leurs algorithmes d’intelligence artificielle, prédire les comportements des consommateurs, et affiner les campagnes publicitaires — parfois même électorales.
Mais cette valeur économique n’est pas captée par les États africains. Environ 70 % des données africaines sont stockées hors du continent. Il s’agit d’une extraversion numérique, comparable à celle des ressources naturelles à l’ère coloniale. Le danger est clair : sans infrastructure locale, sans cloud souverain, sans législation ferme, l’Afrique perd la maîtrise de son patrimoine immatériel.
GAFAM vs BHATX : la nouvelle guerre froide digitale se joue en Afrique
Les GAFAM ne sont plus seuls dans la course. Le cartel chinois BHATX (Baidu, Huawei, Alibaba, Tencent, Xiaomi) investit aussi massivement le marché africain. Les deux blocs — américain et chinois — se disputent un continent perçu comme un marché vierge, mais aussi comme une source stratégique de données.
L’enjeu est double : économique (profiter du boom numérique) et géopolitique (influencer les normes et les usages technologiques de demain). Cette lutte d’influence fait de l’Afrique une zone de friction numérique entre deux puissances, souvent au détriment de ses intérêts propres.
Une prise de conscience progressive, mais encore timide
Des initiatives telles que l’Alliance Smart Africa ou le développement de datacenters locaux (ex : Medasys au Maroc) témoignent d’un sursaut africain. Le projet de gouvernance des données de l’Union africaine (2022) vise à harmoniser les politiques numériques. Certains États comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou l’Afrique du Sud investissent dans des supercalculateurs et la formation de spécialistes de la data.
Cependant, ces efforts restent insuffisants face aux moyens colossaux des GAFAM. Le développement de champions numériques africains est entravé par le manque de financement, la faible coordination régionale et l’absence d’un écosystème technologique robuste.
Quelles pistes pour une souveraineté numérique africaine ?
Pour sortir de cette dépendance, plusieurs actions sont impératives :
-
Harmoniser les législations à l’échelle régionale (CEDEAO, AES, UA) pour instaurer une régulation cohérente.
-
Localiser les données grâce à des cloud souverains ou à des partenariats encadrés avec des datacenters africains.
-
Imposer une fiscalité numérique pour que les GAFAM contribuent équitablement au développement des infrastructures locales.
-
Investir dans la formation en intelligence artificielle, cybersécurité et data science.
-
Soutenir l’innovation locale pour créer des alternatives africaines viables aux services numériques dominants.
La mise en place d’un mécanisme de « contribution équitable » (fair share) permettrait par exemple de contraindre les plateformes à co-financer les infrastructures qu’elles exploitent.
Le débat sur les données en Afrique ne peut se limiter à la simple protection de la vie privée. Il s’agit d’un enjeu de souveraineté, de développement économique et d’émancipation collective. La donnée, ce n’est plus seulement une ressource : c’est une arme d’influence, un levier de domination ou d’autonomisation selon qui la détient.
L’Afrique doit refuser d’être une colonie numérique. Elle dispose de l’atout de sa jeunesse, de sa créativité, de son potentiel d’innovation. Mais pour transformer cet or numérique en richesse durable, elle devra tracer son propre chemin, sans attendre que les règles du jeu soient dictées ailleurs.
Steven Edoé WILSON