Le monde connaît une reconfiguration majeure des équilibres géopolitiques. L’ordre mondial, tel qu’il s’est imposé après la Seconde Guerre mondiale et renforcé par l’effondrement de l’Union soviétique, vacille sous l’effet de crises économiques, militaires et diplomatiques successives. La guerre en Ukraine, la montée des BRICS, le déclin de l’influence occidentale et l’émergence de nouveaux pôles de pouvoir annoncent un bouleversement profond dans les relations internationales.
Dans ce contexte, l’Afrique, longtemps reléguée au rôle de spectatrice passive, se retrouve à un tournant décisif. Le continent peut-il tirer profit de cette redistribution des cartes et s’affirmer comme un acteur influent sur la scène internationale, ou risque-t-il d’être à nouveau instrumentalisé par des puissances extérieures en quête de ressources et de marchés stratégiques ? Alors que les anciennes alliances se fragilisent et que de nouveaux partenariats émergent, l’Afrique a-t-elle les moyens de peser dans le débat mondial ou restera-t-elle un terrain de rivalités entre puissances ?
Analysons les transformations en cours et la place que l’Afrique pourrait occuper dans ce nouvel ordre mondial.
Un monde en mutation : vers la fin de la domination occidentale ?
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les puissances occidentales, principalement les États-Unis et l’Europe, ont façonné l’ordre mondial en imposant leurs normes politiques, économiques et culturelles. Ce modèle, basé sur une domination militaire, financière et institutionnelle, a été contesté à plusieurs reprises mais n’a jamais été véritablement ébranlé. Aujourd’hui, les dynamiques évoluent rapidement et remettent en cause cette suprématie.
La guerre en Ukraine est un révélateur de ces fragilités. Promis à un soutien indéfectible des puissances occidentales, le président Volodymyr Zelensky se retrouve face à une réalité bien plus nuancée. Après trois années de conflit, l’Ukraine est économiquement exsangue, politiquement affaiblie et militairement en difficulté. Le soutien occidental, affiché comme inconditionnel au début du conflit, se heurte aux intérêts économiques et stratégiques des grandes puissances. La leçon est claire : aucune alliance n’est éternelle, et les promesses diplomatiques peuvent rapidement s’évaporer lorsque la conjoncture l’exige.
Parallèlement, le déclin de l’influence occidentale est illustré par la montée en puissance des BRICS. Ce groupe, qui rassemble des économies émergentes majeures comme la Chine, l’Inde et la Russie, remet en question l’hégémonie des institutions traditionnelles dominées par l’Occident, telles que le FMI et la Banque mondiale. Ce basculement ne se limite pas à l’économie ; il s’étend également au domaine militaire, avec une réorientation des alliances et une remise en cause de l’OTAN comme garante exclusive de la sécurité internationale.
Ce contexte oblige les pays du Sud, et en particulier l’Afrique, à redéfinir leur positionnement. La question qui se pose est de savoir si le continent peut tirer profit de ces mutations ou s’il risque d’être à nouveau piégé dans un jeu de puissance qui le dépasse.
L’Afrique : d’objet de convoitise à acteur stratégique ?
Longtemps perçue comme un simple réservoir de matières premières et un espace d’influence stratégique pour les grandes puissances, l’Afrique semble aujourd’hui vouloir redéfinir son rôle. Cette volonté d’émancipation repose sur plusieurs facteurs.
D’abord, une prise de conscience politique et populaire se manifeste à travers le rejet croissant des ingérences étrangères. La contestation de la présence militaire française au Sahel, les coups d’État récents qui ont écarté des dirigeants perçus comme proches de l’Occident, ainsi que le discours de plus en plus souverainiste de certains chefs d’État africains illustrent cette dynamique. La rhétorique de la dépendance et de l’assistanat est progressivement remplacée par un appel à l’autonomie et à l’auto-détermination.
Ensuite, l’Afrique bénéficie aujourd’hui d’une diversité d’options en matière de partenariats internationaux. La Chine, qui investit massivement dans les infrastructures africaines, la Russie, qui renforce sa présence militaire et diplomatique, ou encore la Turquie et les pays du Golfe, qui multiplient les accords économiques, offrent des alternatives à l’influence traditionnelle des États-Unis et de l’Europe. Cette diversification permet au continent de négocier avec plus de marge de manœuvre et d’éviter une dépendance exclusive à une seule puissance.
Enfin, l’Afrique peut s’appuyer sur une jeunesse dynamique et connectée. Avec une population majoritairement jeune, le continent a la capacité de bâtir son propre modèle de développement et d’imposer son narratif sur la scène internationale. Cette jeunesse, plus informée et plus critique à l’égard des politiques occidentales, joue un rôle clé dans le repositionnement stratégique de l’Afrique.
Mais cette montée en puissance reste fragile. L’absence d’une gouvernance unifiée, la faiblesse des structures institutionnelles continentales et la persistance de conflits internes compromettent la capacité de l’Afrique à s’affirmer comme un acteur géopolitique influent.
Le piège du Nouvel Ordre Mondial : une indépendance illusoire ?
Si l’Afrique aspire à jouer un rôle central dans cette reconfiguration mondiale, elle doit éviter certains pièges.
Le premier danger est celui du « syndrome de Stockholm géopolitique ». Certains dirigeants africains, bien que critiques envers l’Occident, continuent d’adopter des politiques dictées par les institutions financières internationales et de se conformer aux modèles économiques imposés par les anciennes puissances coloniales. Cette contradiction empêche une réelle émancipation et maintient le continent dans une forme de dépendance structurelle.
La dépendance économique constitue un autre obstacle. Si les relations avec la Chine et la Russie semblent offrir une alternative aux partenariats occidentaux, elles ne garantissent pas pour autant une indépendance réelle. La dette africaine envers la Chine a explosé ces dernières années, et certains projets d’infrastructure financés par Pékin placent les États africains dans une situation de vulnérabilité. De même, les accords militaires et énergétiques conclus avec la Russie doivent être scrutés avec vigilance pour éviter de nouveaux rapports de domination.
Enfin, l’instabilité politique et les conflits internes freinent la capacité du continent à s’imposer sur la scène internationale. Les divisions entre États, les rivalités régionales et les luttes de pouvoir internes affaiblissent la position collective de l’Afrique face aux grandes puissances.
Quelle stratégie pour un avenir souverain ?
Si l’Afrique veut réellement peser dans le Nouvel Ordre Mondial, elle doit adopter une approche stratégique et coordonnée.
Le renforcement de l’intégration continentale est un impératif. La mise en place de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAF) constitue une avancée majeure, mais son efficacité dépendra de la volonté des États à harmoniser leurs politiques économiques et à favoriser les échanges intra-africains.
L’industrialisation et la transformation locale des ressources doivent également être prioritaires. La dépendance aux exportations de matières premières freine le développement du continent. Une politique industrielle ambitieuse permettrait de créer des emplois, de renforcer l’autonomie économique et de peser davantage dans les négociations commerciales internationales.
Enfin, l’Afrique doit imposer son propre narratif et ne plus se contenter d’être perçue à travers le prisme des puissances extérieures. En valorisant sa culture, son histoire et ses perspectives, le continent peut bâtir une influence diplomatique et culturelle qui renforcera sa place dans le Nouvel Ordre Mondial.
L’Afrique se trouve à un moment charnière de son histoire. Les mutations en cours offrent une opportunité unique pour le continent de redéfinir son rôle et de s’émanciper des schémas de dépendance traditionnels. Mais cette opportunité ne sera pas éternelle. Sans une stratégie claire, une volonté politique affirmée et une unité continentale renforcée, l’Afrique risque une fois de plus d’être reléguée au rang d’objet de convoitise des grandes puissances.