Tandis que le monde détourne son regard, le Soudan s’enfonce dans l’abîme. Plus de 2000 civils exécutés en quelques jours, 150000 morts depuis avril 2023, 13 millions de déplacés : l’ONU qualifie cette tragédie de « pire crise humanitaire actuelle ». Pourtant, ce drame reste largement invisible. Comment un pays de 50 millions d’habitants peut-il basculer dans une telle apocalypse sans que la communauté internationale ne réagisse véritablement ?
Depuis dimanche dernier, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) sont accusés d’avoir exécuté plus de 2000 civils non armés à Elfacher, capitale du Darfour Nord. Cette nouvelle tragédie s’inscrit dans un conflit qui déchire le pays depuis avril 2023, opposant deux généraux autrefois alliés dans une guerre totale pour le contrôle du pouvoir. Entre nettoyage ethnique, crimes de guerre et indifférence internationale, le Soudan incarne le paradoxe douloureux d’une catastrophe annoncée que personne n’a su empêcher.
Un pays pris dans l’étau d’une guerre civile dévastatrice
De la révolution trahie au chaos actuel
Le Soudan, pays d’Afrique de l’Est situé au sud de l’Égypte et comptant environ 50 millions d’habitants, connaît régulièrement des périodes d’instabilité depuis son indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne et de l’Égypte en 1956. Le pays a subi une trentaine de tentatives de coups d’État en près de 70 ans, créant un terreau propice à l’instabilité chronique.
En 2019, le président Omar el-Béchir, arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire en 1989, a été renversé par un nouveau coup d’État mené par l’armée soudanaise. Ce moment marquait l’aboutissement d’un mouvement populaire massif réclamant la démocratie. Un gouvernement de transition civile avait été instauré, suscitant l’espoir d’une véritable transformation démocratique.
Cependant, cet espoir fut de courte durée. En 2021, ce gouvernement de transition a été renversé par deux hommes : le général Abdel Fatah al-Burhan, chef des forces armées, et le général Mohamed Hamdan Dagalo, plus connu sous le nom de Hemetti, chef des Forces de soutien rapide (FSR), une milice paramilitaire. Cette alliance tactique entre militaires allait se transformer en rivalité sanglante.
Quand les alliés deviennent ennemis
Le 15 avril 2023, les Forces de soutien rapide de Hemetti ont attaqué Abdel Fatah al-Burhan dans l’objectif de prendre le pouvoir, de ne pas être le numéro 2 mais de passer numéro 1. Depuis cette date, une guerre violente oppose les deux camps pour prendre la tête du pays, avec des conséquences catastrophiques pour la population civile.
Aujourd’hui, la situation géographique reflète cette partition de fait : les forces armées soudanaises du général al-Burhan contrôlent principalement le nord et l’est du pays, tandis que les Forces de soutien rapide de Hemetti sont présentes surtout dans le sud et contrôlent principalement la région du Darfour dans l’ouest du pays.
Elfacher : chronique d’un massacre annoncé
Le siège de 18 mois et la chute de la ville
Dimanche dernier, les combattants des FSR ont annoncé avoir pris la ville d’Elfacher, capitale du Darfour Nord, après 18 mois de siège durant lesquels ils ont progressivement encerclé la ville, limitant l’accès à la nourriture, à l’eau et aux soins médicaux. Cette victoire stratégique marque un tournant dans le conflit, donnant aux FSR le contrôle de l’ensemble de la région du Darfour.
La prise d’Elfacher n’a pas été simplement une victoire militaire, mais le théâtre d’atrocités d’une ampleur effroyable. Sans que ces chiffres n’aient pu être vérifiés de façon indépendante, les forces alliées de l’armée ont accusé les FSR de Hemetti d’avoir exécuté plus de 2000 civils non armés.
Des témoignages glaçants d’exécutions de masse
L’Organisation soudanaise de défense des droits humains, Emergency Lawyers, apporte des preuves troublantes de ces massacres. Elle indique avoir visionné des vidéos montrant des miliciens se livrant à des exécutions de civils et à des exécutions de prisonniers de guerre.
Les récits des survivants dressent un tableau d’horreur. Les femmes et enfants qui parviennent à fuir racontent les corps jonchant les rues, les fouilles humiliantes aux points de contrôle, les viols systématiques utilisés comme arme de guerre, et les hommes emmenés vers des destinations inconnues, probablement pour être exécutés.
L’OMS a indiqué que plus de 460 personnes avaient été tuées dans une maternité à Elfacher, principalement des patients et des accompagnateurs. Cette attaque sur un établissement de santé illustre le mépris absolu pour les règles élémentaires du droit humanitaire.
Une catastrophe humanitaire de dimension historique
Un bilan humain accablant
Les chiffres donnent le vertige. Le nombre de personnes tuées dans la guerre au Soudan est aujourd’hui établi à plus de 150000 morts par de nombreux médias, selon des chiffres relayés notamment par le média britannique The Guardian. Toutefois, l’absence d’accès à de nombreuses zones de conflit laisse penser que le bilan réel pourrait être bien plus élevé.
Depuis dimanche, plus de 26000 personnes ont été contraintes de fuir la ville dans des conditions horribles. Au total, en avril dernier, le pays comptait environ 13 millions de déplacés qui cherchaient à fuir la guerre, ce qui en fait la crise la plus importante en matière de déplacement de la population.
Des crimes contre l’humanité documentés
De nombreuses ONG de défense des droits humains, notamment Human Rights Watch, indiquent que des actes de nettoyage ethnique, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre ont été commis contre les communautés non arabes au Soudan par les Forces de soutien rapide. Ces organisations mettent en garde contre un possible génocide.
Amnesty Internationale dénonce l’usage systémique du viol comme arme de guerre par les FSR. Cette instrumentalisation de la violence sexuelle comme stratégie de terreur et de domination rappelle les pires heures des conflits des années 1990 dans les Balkans et au Rwanda.
Il convient de noter que les forces armées soudanaises sont elles aussi accusées de prendre pour cible des civils et des infrastructures civiles, démontrant que les violations des droits humains ne sont pas le fait d’un seul camp.
Une famine qui s’installe
Aujourd’hui, près de la moitié de la population est confrontée à une insécurité alimentaire aiguë selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. Le siège prolongé des villes, la destruction des infrastructures agricoles et la perturbation des circuits d’approvisionnement créent les conditions d’une famine massive.
Le financement humanitaire demeure cruellement insuffisant. Selon l’ONU, il faudrait 4,2 milliards de dollars dans la situation actuelle, mais seulement 25% ont été financés. Ce sous-financement chronique empêche les organisations humanitaires de répondre efficacement aux besoins criants de la population.
Les ressorts cachés d’une guerre internationalisée
Des puissances régionales aux intérêts divergents
Ce conflit n’est pas simplement une guerre civile interne. Selon l’Organisation des Nations Unies, l’armée du général Fatah al-Burhan est soutenue par l’Égypte, l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie, tandis que les Forces de soutien rapide de Hemetti sont soutenues par les Émirats Arabes Unis. Même si cette implication a été reconnue et documentée, tous ces pays nient leur participation au conflit.
Les Émirats Arabes Unis jouent un rôle particulièrement controversé. Ils sont accusés de fournir armes et financements aux FSR, dans le cadre d’une stratégie d’influence régionale s’étendant de la Libye à la Somalie, en passant par le Tchad, le Sud-Soudan et l’Éthiopie. Cette zone d’influence leur permet de contrôler des corridors stratégiques et des ressources essentielles.
La bataille pour les ressources stratégiques
Au-delà des rivalités de pouvoir, ce conflit cache des enjeux économiques majeurs. Le Soudan était le troisième plus grand producteur d’or en Afrique en 2022. Le contrôle de l’or, du pétrole et des terres agricoles joue un rôle crucial dans la détermination des acteurs à soutenir tel ou tel camp.
Hemetti, leader des FSR, contrôle de nombreuses mines d’or, une richesse considérable qui finance sa machine de guerre. Cette dimension économique transforme le conflit en une lutte pour le contrôle des richesses nationales, avec des répercussions dépassant largement les frontières soudanaises.
L’indifférence coupable de la communauté internationale
Un contraste saisissant avec d’autres crises
L’un des aspects les plus troublants de cette tragédie est le silence relatif de la communauté internationale. Contrairement aux conflits en Ukraine ou au Proche-Orient, la guerre au Soudan ne mobilise ni les médias, ni les opinions publiques, ni les chancelleries occidentales avec la même intensité. Ne parlons même pas de l’Union Africaine.
Cette double mesure pose une question dérangeante : pourquoi certaines vies semblent-elles compter moins que d’autres dans l’agenda international ? Le Soudan illustre tristement le phénomène des « crises oubliées », ces catastrophes humanitaires qui se déroulent loin des projecteurs médiatiques et des priorités diplomatiques.
Des tentatives de médiation insuffisantes
Face à la situation, l’ONU a appelé à un cessez-le-feu immédiat entre les forces militaires rivales. Cependant, ces appels restent largement lettre morte sans mécanisme d’application concret.
Des initiatives diplomatiques ont été lancées, notamment par le « Quad » composé des États-Unis, de l’Arabie Saoudite, de l’Égypte et des Émirats Arabes Unis. Pourtant, ces négociations buttent sur des contradictions fondamentales : comment espérer une médiation crédible quand certains médiateurs sont eux-mêmes accusés d’alimenter le conflit en armant les belligérants ?
Le paradoxe est frappant : les pays censés œuvrer pour la paix sont précisément ceux qui fournissent les moyens militaires permettant la poursuite de la guerre. Cette hypocrisie diplomatique condamne les Soudanais à subir une violence qui pourrait être endiguée par une véritable pression internationale.
Un système d’impunité qui encourage les atrocités
Depuis le début de la guerre en avril 2023, l’OMS a recensé des attaques contre des structures de santé qui ont tué 1204 personnes et fait 416 blessés. Ces attaques délibérées contre des infrastructures protégées par le droit international humanitaire se déroulent en toute impunité.
L’absence de sanctions ciblées contre les responsables des massacres, qu’ils soient du côté des FSR ou des forces armées régulières, envoie un message dangereux : on peut commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sans conséquence. Cette impunité nourrit l’escalade de la violence et encourage les comportements les plus barbares.
Un pays au bord de la partition ?
Une division territoriale qui se cristallise
La situation militaire actuelle dessine une carte du Soudan de plus en plus fragmentée. Le contrôle quasi-total du Darfour par les FSR et celui du nord-est par l’armée régulière créent les conditions d’une partition de facto, même si aucun des deux camps ne revendique officiellement cet objectif.
Cette fragmentation territoriale s’accompagne d’une balkanisation ethnique et politique préoccupante. Les massacres ciblant des communautés spécifiques créent des fractures profondes qui rendront difficile toute réconciliation future.
Les scénarios possibles
Plusieurs issues se dessinent, aucune n’étant particulièrement optimiste à court terme :
Le scénario de la partition prolongée : Les deux camps maintiennent leur contrôle territorial respectif, créant deux entités de facto sans reconnaissance internationale, à l’image de ce qui s’est produit en Somalie dans les années 1990.
Le scénario de la victoire militaire : L’un des deux camps parvient à vaincre l’autre, mais au prix de nouvelles atrocités massives et d’une destruction encore plus étendue du pays.
Le scénario de la négociation forcée : Une pression internationale suffisante contraint les belligérants à négocier, mais sans traiter les causes profondes du conflit, créant une paix fragile et temporaire.
Le scénario de l’intervention régionale : Les pays voisins, débordés par les flux de réfugiés et les conséquences régionales du conflit, interviennent plus directement, risquant une régionalisation encore plus dangereuse.
Les conditions d’une paix durable
Toute solution viable au Soudan devra nécessairement inclure plusieurs éléments :
- La fin du soutien militaire étranger aux deux camps, avec un embargo effectif sur les armes
- Des sanctions ciblées contre les responsables de crimes de guerre et crimes contre l’humanité
- Un processus politique inclusif réintégrant les forces civiles écartées depuis 2021
- Un mécanisme de justice transitionnelle pour traiter les atrocités commises et briser le cycle de l’impunité
- Un plan de reconstruction massif financé par la communauté internationale
- Une réforme profonde du secteur sécuritaire pour empêcher de futures aventures militaires
Cette tragédie pose des questions fondamentales sur la sélectivité de l’indignation internationale et sur les mécanismes réels de protection des populations civiles. Les Soudanais paient le prix fort d’une guerre alimentée par des intérêts extérieurs, dans un contexte où leurs « alliés » présumés sont précisément ceux qui arment les belligérants.
L’histoire jugera sévèrement cette indifférence. Mais au-delà du jugement moral, c’est l’avenir d’un pays entier et de toute une région qui se joue. Chaque jour d’inaction coûte des vies, aggrave la crise humanitaire et creuse les fractures qui rendront la reconstruction encore plus difficile.
Le Soudan mérite mieux que des communiqués de presse et des déclarations d’intention. Il mérite une mobilisation internationale à la hauteur de la catastrophe en cours, des sanctions effectives contre ceux qui alimentent la guerre, et un véritable processus politique donnant enfin la parole au peuple soudanais. Sans cela, l’ombre de la mort continuera de planer sur le Darfour et l’ensemble du pays, transformant une nation entière en cimetière à ciel ouvert.
Steven Edoé WILSON

