L’Afrique de l’Ouest est-elle prisonnière d’une monnaie héritée de la colonisation ? Le franc CFA, malgré ses promesses de réforme, refuse de disparaître au profit de l’ECO. Entre espoir d’émancipation et blocages géopolitiques, où en est réellement cette transition monétaire ?
Le franc CFA, symbole d’une dépendance monétaire postcoloniale, aurait dû tirer sa révérence pour laisser place à l’ECO, une nouvelle monnaie censée incarner l’indépendance financière de l’Afrique de l’Ouest. Cependant, malgré les annonces officielles et les débats passionnés, la réforme tarde à se concrétiser. Quels sont les véritables enjeux derrière cette transition avortée ? Pourquoi l’ECO peine-t-il à voir le jour alors que la volonté politique semblait actée ?
Derrière cette réforme monétaire se cache une bataille d’influence entre les pays africains, la France et les institutions financières internationales. L’enjeu va bien au-delà d’un simple changement de billet : il s’agit d’un affrontement stratégique sur le contrôle économique de la région.
1. Le franc CFA : une monnaie sous influence depuis 1945
Origines coloniales et mise en place
Le franc CFA (Franc des Colonies Françaises d’Afrique) a été créé en 1945 par la France, dans un contexte où les colonies africaines étaient encore sous domination directe. Son objectif officiel était de stabiliser les économies locales en leur offrant une monnaie forte, convertible et stable. Cependant, en réalité, le CFA a surtout permis à la France de maintenir son emprise économique sur ses anciennes colonies, même après leur indépendance.
Après la décolonisation, la monnaie a été rebaptisée « Franc de la Communauté Financière Africaine » pour les pays d’Afrique de l’Ouest et « Franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale » pour ceux d’Afrique centrale. Pourtant, malgré ces changements de nom, les principes fondamentaux de la monnaie sont restés intacts, renforçant un système de dépendance financière.
Un système monétaire arrimé à l’euro et contrôlé par la France
Le franc CFA repose sur trois principes fondamentaux :
- Une parité fixe avec l’euro (anciennement le franc français) : Cette parité garantit une stabilité monétaire, mais empêche les pays concernés d’adopter une politique monétaire adaptée à leurs réalités économiques.
- Une centralisation des réserves de change : 50 % des réserves de change des pays utilisant le CFA sont déposées sur un compte du Trésor français. En théorie, cela assure la convertibilité illimitée du CFA, mais en pratique, cela prive les pays africains d’une partie de leur souveraineté financière.
- Une garantie de convertibilité assurée par la France : Cela signifie que Paris intervient en dernier recours en cas de crise monétaire, mais cela renforce aussi l’influence française sur les décisions économiques des États africains.
Cette architecture monétaire fait du franc CFA une monnaie perçue comme un outil de contrôle postcolonial. Elle empêche les pays utilisateurs d’adopter des politiques monétaires autonomes et adaptées à leurs réalités économiques.
Avantages et inconvénients du franc CFA
Avantages :
- Stabilité monétaire : Grâce à son ancrage à l’euro, le CFA connaît peu d’inflation et offre un cadre stable aux investisseurs.
- Facilité des échanges commerciaux : La convertibilité du CFA facilite les transactions à l’international, notamment avec les partenaires européens.
- Confiance des investisseurs étrangers : La garantie française rassure les marchés financiers et limite les risques de crise monétaire.
Inconvénients :
- Absence de souveraineté monétaire : Les pays utilisant le CFA ne peuvent pas ajuster leur politique monétaire en fonction de leurs besoins économiques.
- Dépendance vis-à-vis de la France : La centralisation des réserves de change et la garantie de convertibilité renforcent l’influence de Paris sur les économies africaines.
- Frein à l’industrialisation : Une monnaie forte favorise les importations au détriment des exportations locales, ce qui empêche le développement de l’industrie africaine.
Ainsi, le franc CFA apparaît à la fois comme un facteur de stabilité et un obstacle à l’émancipation économique. C’est dans ce contexte que l’ECO a été envisagé comme une alternative crédible pour rompre avec cette dépendance historique.
2. La promesse de l’ECO : une révolution monétaire avortée ?

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Une volonté politique affichée
L’annonce de la création de l’ECO en 2019 a été perçue comme une avancée historique pour l’émancipation monétaire de l’Afrique de l’Ouest. Cette monnaie devait remplacer le franc CFA pour les huit pays de l’Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA), tout en ayant vocation à s’étendre aux sept autres pays de la CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest), dont certains utilisent déjà leur propre monnaie.
L’objectif affiché était double :
- Mettre fin aux liens monétaires directs avec la France, notamment avec la suppression du dépôt des réserves de change au Trésor français.
- Créer une monnaie unique pour toute la CEDEAO, afin de favoriser les échanges commerciaux et l’intégration économique régionale.
En décembre 2019, le président français Emmanuel Macron et son homologue ivoirien Alassane Ouattara ont annoncé officiellement la fin du franc CFA en Afrique de l’Ouest, remplacé par l’ECO. Pourtant, depuis cette annonce, aucun réel progrès n’a été accompli, et l’ECO reste un projet en suspens.
Les défis techniques et économiques de la transition
La mise en place de l’ECO s’est rapidement heurtée à plusieurs obstacles :
- L’absence de convergence économique
- Pour qu’une monnaie unique fonctionne, les pays membres doivent remplir certains critères économiques, comme un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB, un faible niveau d’inflation et des réserves de change suffisantes.
- En réalité, très peu de pays de la CEDEAO remplissent ces critères, ce qui rend difficile l’instauration d’une monnaie commune sans risque de crise financière.
- La question de la parité monétaire
- Initialement, l’ECO devait être arrimé à un panier de devises régionales plutôt qu’à l’euro.
- Cependant, la France et certains pays influents, comme la Côte d’Ivoire, préfèrent maintenir l’ancrage à l’euro, ce qui a provoqué un désaccord au sein de la CEDEAO.
- La défiance des pays anglophones
- Le Nigeria, première puissance économique de la région, a exprimé de fortes réticences à rejoindre l’ECO dans les conditions initialement prévues.
- Lagos craint que cette nouvelle monnaie ne profite essentiellement aux pays de l’UEMOA, sans réelle indépendance vis-à-vis de la France.
Ces divergences ont conduit à un report indéfini de la réforme, mettant en doute la faisabilité même du projet.
Le rôle ambigu de la France dans le projet ECO
Officiellement, la France s’est engagée à accompagner la transition vers l’ECO en abandonnant son contrôle direct sur la monnaie ouest-africaine. Cependant, plusieurs éléments laissent penser qu’elle cherche à préserver son influence :
- Le maintien de la parité avec l’euro : Ce choix garantit la stabilité monétaire mais empêche toute véritable autonomie.
- Le rôle persistant du Trésor français : Si les réserves de change ne sont plus obligatoirement déposées à Paris, la France reste impliquée dans la gestion du futur ECO.
- Le soutien des élites pro-CFA : Certains dirigeants ouest-africains, notamment en Côte d’Ivoire, défendent un modèle monétaire qui continue de favoriser les échanges avec l’Europe.
Ces ambiguïtés expliquent en partie pourquoi l’ECO peine à se concrétiser. Derrière l’annonce politique, des intérêts économiques et géopolitiques freinent une véritable rupture avec le système du franc CFA.
3. Les résistances internes et externes à la réforme

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Les divisions au sein de la CEDEAO
L’un des principaux freins à l’adoption de l’ECO est l’absence de consensus au sein même de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
- Une fracture entre pays francophones et anglophones
- Les pays de l’UEMOA (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo) étaient prêts à adopter l’ECO en remplacement du franc CFA.
- En revanche, les grandes économies anglophones comme le Nigeria et le Ghana ont exprimé des réserves, estimant que les conditions de mise en place ne garantissaient pas une indépendance monétaire réelle.
- Des économies trop hétérogènes
- Le Nigeria représente près de 67 % du PIB de la CEDEAO, alors que certains pays de l’UEMOA ont des économies bien plus petites.
- Une monnaie unique imposerait aux économies les plus fortes de soutenir les plus faibles, une situation qui inquiète notamment Lagos.
- La Guinée, la Sierra Leone et le Liberia, qui ont leurs propres monnaies, craignent aussi de perdre leur autonomie économique.
- Le cas particulier de la Côte d’Ivoire
- La Côte d’Ivoire, moteur économique de l’UEMOA, est le pays le plus favorable au maintien de la parité avec l’euro.
- Alassane Ouattara, l’un des plus fervents défenseurs du CFA, a négocié une transition vers l’ECO qui préserverait le lien avec la France.
- Cette position divise la CEDEAO entre ceux qui souhaitent une rupture totale et ceux qui privilégient une transition plus contrôlée.
La pression des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale)
Les grandes institutions financières mondiales jouent également un rôle dans le blocage de l’ECO :
- Le FMI et la Banque mondiale recommandent la prudence, estimant que les économies ouest-africaines ne sont pas prêtes pour une monnaie unique sans ancrage à une devise forte.
- Le risque de crises monétaires est brandi comme une menace si l’ECO est lancé sans une solide convergence économique préalable.
- Les bailleurs internationaux préfèrent la stabilité du CFA plutôt qu’une réforme qui pourrait fragiliser la zone monétaire.
Ainsi, même si l’indépendance monétaire est un objectif affiché, la pression des institutions internationales pousse à une approche prudente qui ralentit considérablement la transition.
Les enjeux géopolitiques d’une monnaie indépendante
La réforme monétaire en Afrique de l’Ouest n’est pas seulement une question économique, c’est aussi un dossier hautement géopolitique.
- La perte d’influence de la France
- Un ECO totalement indépendant priverait la France d’un levier économique stratégique dans la région.
- L’Hexagone perdrait un accès privilégié aux ressources naturelles et aux marchés ouest-africains.
- Paris a donc tout intérêt à maintenir une transition contrôlée plutôt qu’une rupture brutale.
- L’émergence de nouvelles puissances économiques
- La Chine investit massivement en Afrique de l’Ouest et pourrait voir d’un bon œil la fin de l’influence monétaire française.
- Les États-Unis soutiennent une intégration économique régionale, mais sans nécessairement encourager un changement rapide du système monétaire.
- Le Nigeria, en tant que première puissance de la CEDEAO, pourrait imposer son leadership si une nouvelle monnaie commune voit le jour.
- Un enjeu stratégique pour l’Afrique
- La mise en place de l’ECO pose une question fondamentale de souveraineté pour les pays africains.
- L’adoption d’une monnaie véritablement indépendante permettrait à l’Afrique de l’Ouest de définir sa propre politique monétaire, sans ingérence extérieure.
Cependant, tant que ces tensions politiques et économiques ne seront pas résolues, la mise en place de l’ECO restera un projet suspendu, tiraillé entre volontés politiques et intérêts stratégiques contradictoires.
4. Quels scénarios pour l’avenir de l’ECO et l’impact de la rupture avec la France ?
L’avenir de l’ECO se trouve désormais au cœur d’un débat d’une intensité inédite, intensifié par la récente rupture de l’Alliance des États du Sahel (AES) avec la CEDEAO et son rejet formel de l’influence française. Ce nouvel élément géopolitique vient redéfinir les contours d’une intégration monétaire en Afrique de l’Ouest, en opposant des États décidés à rompre avec un héritage colonial à ceux qui restent attachés à une stabilité perçue via le lien avec l’euro.
Scénario 1 : L’ECO définitivement abandonné pour une dualité régionale
Dans ce premier scénario, le projet d’ECO se voit sacrifié au profit d’un statu quo persistant dans l’UEMOA et au sein de la CEDEAO.
- Pour les pays restants, le maintien du franc CFA assure une stabilité économique et un ancrage favorable aux investissements, malgré les critiques sur le manque d’autonomie monétaire.
- Pour l’AES, désormais en rupture, le départ de la CEDEAO et la rupture avec la France traduisent une volonté d’émancipation totale. Ces États privilégient alors une voie alternative, basée sur la création de mécanismes de coopération bilatéraux ou plurinationaux indépendants.
- Impact régional : Une Afrique de l’Ouest fragmentée, avec deux sphères monétaires distinctes, pourrait apparaître, accentuant les disparités économiques et entravant une intégration régionale complète.
Scénario 2 : Un ECO hybride sous influence partagée
Ce scénario envisage une transition où certains États restent attachés au modèle traditionnel, tandis que d’autres, à l’image de l’AES, affichent leur rupture avec la France.
- Modèle hybride : La mise en place d’un ECO pourrait voir le jour sous un modèle hybride, conciliant la stabilité apportée par une parité proche de l’euro pour les pays souhaitant conserver des liens historiques, et des ajustements spécifiques pour les États en rupture qui souhaitent s’affranchir d’une dépendance colonialiste.
- Tensions internes : Les divergences entre pays, d’un côté ceux qui privilégient la continuité du système CFA et de l’autre ceux qui, par leur retrait de la CEDEAO, affichent une volonté de rupture radicale avec la France, compliquent l’harmonisation des politiques monétaires régionales.
Scénario 3 : Un ECO véritablement indépendant, vecteur d’émancipation régionale
Dans ce cas, l’ECO se transformerait en une monnaie régionale réellement indépendante, rassemblant un ensemble de pays partageant la volonté de rompre avec le joug de l’ancienne puissance coloniale.
- L’effet AES : Le départ de l’AES de la CEDEAO, accompagné de leur rupture explicite avec la France, constitue un signal fort pour l’ensemble de la région. Ces États ambitionnent de mettre en place une politique monétaire sur-mesure, adaptée à leurs réalités économiques, sans ingérence extérieure.
- Processus de convergence : Pour y parvenir, une convergence économique stricte serait nécessaire, ainsi que la création d’institutions financières régionales autonomes.
- Répercussions géopolitiques : Ce scénario incarne l’espoir d’une Afrique de l’Ouest souveraine sur le plan monétaire et économique, mais il implique également de surmonter d’importants défis liés aux disparités entre économies et aux réticences des acteurs internationaux habitués à l’ordre établi.
Scénario 4 : Un report prolongé accompagné d’une réforme progressive
Enfin, la transition vers l’ECO pourrait être repoussée, en raison de divergences persistantes et d’un consensus difficile à atteindre.
- Négociations interminables : Les discussions entre États alignés avec la France et ceux qui, à l’instar de l’AES, veulent opérer une rupture radicale, pourraient prolonger indéfiniment le calendrier de mise en œuvre.
- Période de transition étalée : Un calendrier de réformes progressif permettrait de tester diverses approches, en espérant qu’un consensus finira par émerger entre des intérêts parfois contradictoires.
- Impact sur la crédibilité : Un report prolongé pourrait toutefois miner la crédibilité du projet ECO et nourrir les critiques d’un processus plus symbolique qu’opérationnel.
La question de l’avenir de l’ECO s’inscrit désormais dans une dynamique régionale transformée par la rupture de l’AES avec la CEDEAO et avec la France. Ces événements témoignent d’un désir profond d’émancipation économique et de redéfinition des relations postcoloniales en Afrique de l’Ouest. Alors que certains États favorisent la continuité du statu quo pour assurer une stabilité immédiate, d’autres optent pour une rupture totale, ouvrant la voie à une réorganisation monétaire audacieuse. La voie à suivre dépendra donc d’un équilibre précaire entre impératifs économiques, pressions géopolitiques et aspirations à une souveraineté retrouvée.
Steven Edoé WILSON