Confrontée à une pénurie historique de main-d’œuvre causée par la guerre en Ukraine, la mobilisation militaire et l’exode massif de travailleurs, la Russie multiplie les recrutements à l’étranger. L’Afrique, nouveau terrain stratégique, apparaît comme une réponse à cette crise. Un piège qui ne dit pas son nom.
En Russie, une crise silencieuse bouleverse le tissu socio-économique : le pays fait face à une pénurie historique de main-d’œuvre. Le taux de chômage a atteint un niveau historiquement bas de 2,3 %, selon les données du service national de statistiques Rosstat. Derrière cette apparente bonne santé de l’emploi se cache une réalité plus complexe : les secteurs clés de l’économie, notamment les industries civiles, l’agriculture, la santé et les services publics, peinent à recruter. Cette situation pousse la Russie à chercher des solutions hors de ses frontières – en Afrique notamment.
Une pression croissante sur le marché du travail russe
La guerre en Ukraine a provoqué un bouleversement du marché de l’emploi en Russie. D’une part, l’effort militaire mobilise une part significative de la population active : enrôlements, affectations aux industries de défense, départs volontaires à l’étranger. D’autre part, les industries militaires, dopées par une augmentation massive des dépenses de défense, absorbent la main-d’œuvre disponible avec des offres salariales attrayantes.
Dans la zone économique spéciale d’Alabuga, au Tatarstan, des milliers de postes ont été créés pour répondre à la demande croissante de production de drones, d’équipements militaires et de composants industriels stratégiques. Ces emplois, supposés bien rémunérés, attirent des travailleurs qui, auparavant, occupaient des postes dans des industries civiles. Résultat : des secteurs comme la construction, l’agriculture, la logistique, ou encore la santé, sont confrontés à un déficit dramatique de personnel.
Selon Superjob, les postes vacants ont été multipliés par 2,5 dans l’industrie en deux ans. La Banque centrale indique que 73 % des entreprises russes déclarent manquer de personnel. Les travailleurs qualifiés deviennent une ressource rare et précieuse.
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Une stratégie d’ouverture vers l’Afrique : le piège
Face à cette pression, la Russie oriente ses regards vers l’Afrique. Le continent, riche en capital humain jeune et en quête d’opportunités économiques, est vu par les autorités russes comme une main-d’œuvre potentielle pour soutenir leur effort industriel. C’est ainsi que des programmes de recrutement, de coopération technique et de formation sont en cours d’exploration, notamment avec des pays partenaires de longue date comme le Mali, la Centrafrique ou encore le Burkina Faso et de nouveaux comme l’Ouganda, le Rwanda, le Kenya, le Soudan du Sud, la Sierra Leone et le Nigeria…
Ils constituent un vrai guet-apens pour les jeunes femmes africaines, attirées par des promesses d’opportunités éducatives et professionnelles en Russie. Elles se retrouvent impliquées dans la production de drones militaires utilisés dans le conflit en Ukraine. Des témoignages révèlent une réalité bien différente de celle annoncée lors de leur recrutement.
Selon l’enquête d’Associated Press (AP), une agence de presse américaine, cette campagne de recrutement en ligne – baptisée « Alabuga Start » – a placé certaines des lignes de production d’armes vitales de la Russie dans les mains inexpérimentées d’environ 200 femmes africaines. Une jeune femme africaine, ayant abandonné son emploi dans son pays d’origine pour saisir cette opportunité, a exprimé son désarroi : « Je ne sais pas vraiment comment fabriquer des drones. » À son arrivée à Alabuga, elle a rapidement compris qu’elle avait été piégée. « L’entreprise est entièrement dédiée à la fabrication de drones. Rien d’autre », a-t-elle déclaré. « Je regrette et je maudis le jour où j’ai commencé à fabriquer toutes ces choses. »
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Une surveillance constante
Les conditions de travail sont également préoccupantes. Les travailleuses sont soumises à une surveillance constante, avec des dortoirs et des cuisines « gardés en permanence ». L’accès est contrôlé par reconnaissance faciale, et les recrues sont surveillées par des caméras de surveillance. Les téléphones portables sont interdits dans l’usine, considérée comme un site militaire sensible.
De plus, les travailleuses manipulent des substances caustiques sans équipement de protection adéquat. Une employée a décrit que les produits chimiques lui donnaient l’impression que son visage était piqué par de minuscules aiguilles, provoquant des démangeaisons intenses et l’apparition de petites lésions. « Mon Dieu, je pouvais me gratter sans arrêt. Je ne pouvais jamais me lasser de me gratter », a-t-elle confié. « Beaucoup de filles souffrent. » Ces témoignages soulignent les conditions difficiles et les pratiques de recrutement trompeuses auxquelles sont confrontées ces jeunes femmes africaines en Russie. Ce qui doit interpeler et faire agir les pouvoirs publics des pays concernés ou encore les organisations de la société civile du continent pour des actions réelles en vue d’éviter le pire.