La guerre que mène le tsarévitch Vladimir Poutine, le dévoué petit père des peuples africains opprimés par l’impérialisme occidental qui-ne-veut-pas-mourir, contre l’Ukraine sape insidieusement les principes fondateurs de l’Unité africaine. Depuis 1963, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) s’est fondée sur le principe de l’uti possidetis juris (« vous posséderez ce que vous possédiez déjà »), c’est-à-dire la reconnaissance des frontières issues de la colonisation et l’engagement de chacun des pays à les respecter.
Le principe d’intangibilité des frontières héritées de la colonisation et celui de l’indivisibilité des territoires constitutifs des différents États postcoloniaux africains ont prémuni le continent contre les guerres fratricides d’annexion et les risques de fragmentation. Contrairement à l’histoire dramatique de certains États nés de la dissolution de l’URSS (avec la dislocation de la Yougoslavie notamment) après la Guerre froide, ces principes ont assuré une relative stabilité sur le continent africain depuis les indépendances.
À l’exception notable de l’Érythrée et du Soudan du Sud, on peut soutenir que l’application de l’uti possidetis juris a tenu ses promesses en Afrique. Alors, c’est peu de dire que les guerres hybrides à vocation néo-impériale que mène la Russie poutinienne dans son étranger proche foulent aux pieds ces fondations qui soutiennent l’édifice panafricain. Si l’on pouvait encore en douter après l’invasion des « petits hommes verts » suivie du référendum d’annexion de la Crimée en février 2014, le maître du Kremlin vient, avec l’annexion des régions ukrainiennes de Lougansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson, d’abattre ses cartes. L’Ukraine se fait littéralement grignoter morceau après morceau. Le dessein de Vladimir Poutine, derrière ses violentes diatribes anti-occidentales dont raffolent tant les Africains, est bel et bien d’étendre l’empire nationaliste russe – en s’appuyant sur une rhétorique irrédentiste mâtinée d’une fallacieuse logorrhée antinazie dans le cas de l’Ukraine – au détriment des pays qui se sont détachés de l’hydre soviétique depuis son effondrement en 1991. Ne nous y trompons pas, Vladimir Poutine tient à réparer ce qu’il considère comme la « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » : la dislocation de l’empire soviétique.
Une menace existentielle pour l’Afrique
La lumpenintelligentsia africaine, devenue putinophile par posture anti-occidentale et antifrançaise (dans les pays francophones), trop occupée à répandre le poison viral d’une pseudo-radicalité de confusion, fait l’impasse sur la menace perfide que lesdites « opérations spéciales » de Poutine font peser indirectement sur la stabilité en Afrique. Le « nouvel ordre international » de rechange que fantasment les poutinophiles africains, qui, ne serait en réalité qu’un désordre international, nous ferait basculer dans un monde où chaque pays pourrait s’affranchir de la légalité internationale pour annexer des portions territoires de ses voisins et au-delà.
Ce monde-là représenterait une menace existentielle pour l’Afrique où, affranchis du principe d’intangibilité des frontières, des pays pourraient être tentés de se faire la guerre les uns aux autres et s’exposeraient tous à tomber sous la coupe de puissances étrangères (Russie, Chine, Turquie, Occident, etc.).
Quand le droit s’efface, il ne reste plus que la loi du plus fort. Cependant, formés par une espèce d’université Lumumba virtuelle à l’art russe de la réinformation, des activistes panafricains devenus des agents d’influence pro-Kremlin, parfois stipendiés par les services secrets, œuvrent à désarmer sciemment les consciences sur le continent. Par panafricanisme étourdi ou par anti-impérialisme à géométrie variable, ils travaillent au corps les peuples africains pour les disposer favorablement à la propagande du bon petit père fouettard des peuples slaves.
Résultat des courses : les opinions publiques et des intellectuels en Afrique se sont cyniquement rangés du côté de l’agresseur (Russie) contre l’agressé (Ukraine), alors même que des anti-impérialistes conséquents auraient choisi le camp de ceux qui résistent courageusement contre l’annexion et le dépeçage de leur pays. Étrange !
Les choses ne sont guère reluisantes du côté des responsables de la politique étrangère des États africains. Depuis le début de la guerre qui s’est révélée de conquête des régions orientales de l’Ukraine, les diplomaties africaines affichent une « neutralité » complice d’une agression en règle qui contribue pourtant à scier l’arbre sur lequel le continent est assis.
Une élite africaine ignorante face à la Russie
L’incapacité de l’Afrique à s’exprimer d’une seule voix lors du vote en mars 2022 de la résolution onusienne sur l’invasion russe de l’Ukraine a révélé que les dirigeants africains n’avaient pas l’heure juste. L’Érythrée a même voté contre l’arrêt de la guerre en Ukraine, pendant que seize pays (dont l’Afrique du Sud) se sont abstenus et neuf (dont le Togo) n’ont pas pris part au vote. L’on évoque dans les sphères diplomatiques le « non-alignement », comme si nous étions au temps peu glorieux du campisme de la Guerre froide. Il n’y a pourtant point de nouvelle guerre froide qui puisse justifier une telle posture. Non, l’enjeu n’est point la lutte idéologique entre bloc capitaliste et bloc soviétique pour motiver une politique de neutralité en Afrique.
Si les Africains ne s’opposent pas à l’invasion russe par empathie pour l’Ukraine, alors qu’ils le fassent en défense des principes fondateurs de l’Unité africaine (« uti possidetis juris ») ou pour « une gouvernance mondiale plus juste, plus inclusive et plus adaptée aux réalités de notre temps » (selon les propres mots de Macky Sall). Le chef d’État sénégalais et président en exercice de l’Union africaine (UA), Macky Sall, a plaidé le 20 septembre dernier devant l’Assemblée générale de l’ONU en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité afin d’assurer une participation accrue de l’Afrique dans les institutions onusiennes, réclamant deux places de membres permanents avec droit de véto à la table du Conseil de sécurité notamment. Chiche ! À grand pouvoir, grandes responsabilités ! Qu’ils commencent en Afrique par condamner cette guerre insidieuse en Ukraine et ne pas confondre non-alignement avec alignement sournois sur les positions de Vladimir Poutine.
Ne pas prendre position, dans certaines situations, c’est prendre position. Tout dans la grammaire de ce conflit (revanche impériale russe, violation de souveraineté et annexion territoriale) viole les règles élémentaires du système de valeurs au fondement du panafricanisme qui a présidé à la création de l’organisation de l’Unité africaine. La neutralité ne peut rien excuser, car prendre position contre cette ignoble guerre ne veut point dire se ranger derrière on ne sait quel bloc occidental dans une chimérique guerre froide.
La Russie poutinienne tue femmes et enfants à Kiev, Marioupol, Lougansk, ou Boutcha en violation du droit du peuple ukrainien à déterminer le choix de ses alliances et de ses partenaires. Ironiquement, les autorités centrafricaines et la junte malienne se sont placées sous l’ombrelle protectrice de la Russie contre la France au nom de ce même principe que Poutine dénie aux Ukrainiens.
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# Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas.
Radjoul Mouhamadou