Depuis fin juin, le Kenya s’enfonce dans une spirale de contestation et de répression qui met à nu une fracture sociale longtemps sous-estimée. Le président William Ruto, qui se présentait comme le champion du « hustler nation » la nation des petits travailleurs, adopte désormais une posture d’homme fort, prêt à tout pour « rétablir l’ordre ».
Mais cette stratégie sécuritaire, incarnée par un soutien affiché aux forces de police malgré des accusations de brutalité, risque bien de rallumer un incendie qu’elle prétend éteindre. La mort d’un blogueur engagé, devenu symbole de la liberté d’expression muselée, a mis le feu aux poudres. Depuis, le sang a coulé sur le pavé kenyan, rappelant les heures sombres des contestations pro-démocratie du Saba Saba en 1990.
La tentation de l’autoritarisme : restaurer l’ordre ou verrouiller le débat ?
En martelant que « ce pays ne sera pas détruit par une poignée d’individus impatients », Ruto se positionne comme le rempart contre un chaos supposé. Mais derrière la rhétorique musclée se profile un risque d’isolement politique. Car chaque arrestation plus de cinq cents manifestants écroués en deux semaines creuse davantage le fossé entre un exécutif sourd et une jeunesse désabusée.
Cette démonstration de force par la répression masque une réalité plus complexe. Ces manifestations ne sont pas qu’un simple débordement de colère. Elles traduisent un profond sentiment d’injustice, alimenté par le chômage, la vie chère et une perception aiguë de la corruption des élites. Pour beaucoup de jeunes, manifester n’est pas une manœuvre politicienne mais l’unique moyen d’être entendus.
En refusant toute ouverture au dialogue, William Ruto semble rejouer une vieille partition autoritaire que le Saba Saba symbolise précisément : l’étouffement de la contestation au nom de la stabilité. Un pari risqué, car plus la répression sera brutale, plus elle offrira une légitimité aux mobilisations futures, dans un pays où l’activisme en ligne et la mobilisation citoyenne n’ont jamais été aussi forts.
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Derrière la colère et la répression, un malaise structurel
Au-delà de l’émotion, cette crise révèle une faille structurelle. Il s’agit notamment de l’incapacité de l’État kenyan à répondre aux aspirations d’une population jeune et urbanisée. Plus de 70 % des Kenyans ont moins de 35 ans et une grande partie vit sans emploi stable. À cela s’ajoute une dette publique qui bride toute marge de manœuvre pour des réformes sociales ambitieuses.
Face à ces défis, la tentation de la répression apparaît presque comme un aveu de faiblesse. Elle ne résout rien des racines du malaise : un modèle économique inégalitaire et une classe politique perçue comme déconnectée. Les organisations de la société civile et les Nations Unies le rappellent, garantir la sécurité ne doit pas se faire au détriment des droits fondamentaux. Les premières inculpations de policiers soupçonnés de meurtres illustrent bien la tension entre ordre et justice, deux piliers fragilisés de la démocratie kenyane.
La question est donc de savoir si le Kenya choisira de transformer cette crise en opportunité pour renouer avec l’esprit du Saba Saba celui d’un sursaut démocratique ou s’il s’enfermera dans une logique de coercition à court terme, au risque d’alimenter encore la défiance.
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Un tournant pour Ruto et pour le Kenya
En se posant en gardien d’un ordre menacé, Ruto joue sa crédibilité politique sur une ligne de crête. Sa fermeté à travers la répression peut rassurer une partie des élites et de la classe moyenne inquiète pour la stabilité économique, mais elle risque aussi de cristalliser une opposition plus résolue et mieux organisée.
Pour éviter l’engrenage, il lui faudra dépasser la posture martiale et ouvrir des espaces de dialogue authentiques. Faute de quoi, le Kenya pourrait bien voir ressurgir ses vieux démons. C’est à dire une violence politique qui nourrit la peur, érode les libertés et compromet la promesse démocratique pour laquelle tant de Kenyans se sont battus.
Les prochaines semaines seront décisives. Ruto a le choix, celui d’incarner le chef d’État capable de canaliser une contestation légitime vers des réformes structurelles, ou rester prisonnier d’une logique répressive qui, à long terme, ne fera que précipiter l’instabilité qu’il prétend combattre.
Tony A.

