Alors que les grandes puissances de l’élevage se retirent progressivement du marché du bétail vivant, un nouvel acteur s’affirme : la Somalie. Longtemps marginalisée par des décennies de guerre civile et d’instabilité politique, la nation de la Corne de l’Afrique connaît une spectaculaire ascension économique grâce à ses exportations de moutons et de chèvres, notamment vers les pays du Golfe.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. De 310 millions de dollars en 2018 à près d’un milliard en 2024, les exportations de bétail somalien ont plus que triplé en six ans. Cette performance s’explique autant par la résilience du pays que par les bouleversements géopolitiques et réglementaires qui redessinent le commerce mondial du bétail. Mais derrière cette success story se cachent aussi des risques. On peut citer entre autres la dépendance aux marchés du Golfe, la fragilité logistique et la vulnérabilité climatique.
Une aubaine géopolitique transformée en moteur économique
La montée en puissance de la Somalie dans le commerce du bétail n’est pas un hasard. Elle résulte d’une conjoncture internationale favorable. D’un côté, la guerre au Soudan, autre géant historique de l’exportation animale, a fragilisé les chaînes d’approvisionnement et réduit la fiabilité du pays. De l’autre, la décision de l’Australie après la Nouvelle-Zélande d’interdire progressivement le transport maritime d’animaux vivants d’ici 2028 a ouvert un vide sur le marché mondial.
La Somalie s’y est engouffrée avec pragmatisme. Ses ports, notamment ceux de Berbera et Bossasso, servent désormais de plaques tournantes pour les moutons exportés vers l’Arabie saoudite, le Qatar ou les Émirats arabes unis. Le bétail somalien, réputé pour sa robustesse et sa résistance aux conditions arides, répond parfaitement aux exigences de ces marchés, surtout pendant la période du Hajj, où la demande explose.
Cette dynamique redonne à la Somalie un rôle stratégique dans la région. Elle génère des emplois, stimule le transport maritime et renforce la stabilité relative de certaines zones rurales. Mais elle met aussi le pays au cœur d’une compétition économique où les équilibres géopolitiques peuvent basculer à tout moment.
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Un succès fragile face aux défis structurels et climatiques
Si le bétail est devenu l’or brun de la Somalie, cette dépendance croissante à un seul secteur inquiète. Plus du quart des exportations nationales proviennent aujourd’hui du commerce animal, exposant l’économie à la moindre fluctuation du marché. Une baisse de la demande saoudienne ou un durcissement des règles sanitaires pourrait avoir un effet domino sur tout le pays. Par ailleurs, la logistique reste un talon d’Achille. Les infrastructures portuaires, bien qu’en amélioration, demeurent vulnérables. Les routes intérieures, souvent impraticables, ralentissent les convois et augmentent les pertes. Le souvenir du naufrage soudanais de 2022, qui avait causé la mort de 15 000 moutons, rappelle la fragilité d’une filière encore dépendante d’armateurs peu modernisés.
Enfin, le changement climatique menace directement l’élevage pastoral somalien. Sécheresses récurrentes, raréfaction de l’eau et dégradation des pâturages compromettent la durabilité du secteur. Sans stratégie d’adaptation, le pays pourrait voir son principal moteur de croissance se transformer en source d’instabilité économique et sociale.
La Somalie, jadis synonyme de chaos, s’impose aujourd’hui comme un acteur incontournable du commerce mondial du mouton. Portée par les faiblesses de ses concurrents et la vigueur de la demande du Golfe, elle redonne vie à une économie pastorale millénaire. Mais cette réussite grâce à son bétail, aussi spectaculaire soit-elle, repose sur un équilibre précaire. Pour transformer cette opportunité en développement durable, Mogadiscio devra diversifier ses exportations, investir dans la modernisation de ses ports et protéger son environnement. Car si la Somalie est aujourd’hui la grande gagnante du vide laissé par l’Australie et le Soudan, son avenir dépendra de sa capacité à ne pas être, demain, la victime d’un autre déséquilibre mondial.
Sandrine A.

