Longtemps considérée comme relativement stable par rapport aux régions centrales et nord du Mali, la zone de Kayes vit aujourd’hui une transformation sécuritaire inquiétante. Selon un rapport publié le 28 avril 2025 par le Timbuktu Institute, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jnim), affilié à al-Qaïda, y multiplie les attaques de manière « exponentielle », avec un objectif qui dépasse désormais le territoire malien. C’est toute l’Afrique de l’Ouest qui se retrouve potentiellement en ligne de mire.
Ce renforcement des jihadistes à l’ouest du Mali ne relève pas d’un simple opportunisme territorial. Il s’inscrit dans une stratégie géopolitique élaborée, visant non seulement à encercler Bamako, mais aussi à élargir leur zone d’influence jusqu’aux voisins que sont la Mauritanie et le Sénégal. Ces deux pays, longtemps épargnés, voient aujourd’hui leur sécurité économique et territoriale fragilisée par une infiltration discrète mais structurée.
Kayes, maillon faible d’un encerclement stratégique de Bamako
Le chiffre est sans appel : entre 2021 et 2024, les attaques jihadistes dans la région de Kayes ont été multipliées par sept. Le Jnim semble concentrer ses efforts sur la route reliant Bamako à Kayes et au Sénégal, un axe vital pour l’approvisionnement de la capitale malienne. En fragilisant ce corridor logistique, les jihadistes cherchent non seulement à affaiblir l’État malien, mais à le priver de ses capacités de projection dans l’ouest.
L’objectif est clair. Il s’agit d’étendre le théâtre des opérations vers une zone historiquement moins militarisée, et contraindre les forces maliennes à disperser leur présence. Cette stratégie d’« encerclement lent » de Bamako par le Jnim passe aussi par une prise de contrôle social, via l’extension de prêches extrémistes et de prélèvements illégaux sur les populations. Ce sont là les premiers signes d’une logique de gouvernance parallèle, déjà bien ancrée au centre du pays.
Le Jnim, une menace transfrontalière silencieuse mais économique
Le plus inquiétant n’est peut-être pas militaire, mais commercial. Le Jnim, selon le Timbuktu Institute, infiltre progressivement les circuits économiques transfrontaliers via le trafic de bétail, de bois, mais aussi commerce informel entre les zones rurales du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie. Cette stratégie permet au groupe de générer des revenus tout en établissant des réseaux logistiques et des relais d’influence. Des commerçants sénégalais et mauritaniens, parfois sous pression, collaborent indirectement avec le Jnim.
En l’absence de base territoriale ou de cellules actives sur les sols sénégalais et mauritaniens, cette implantation du Jnim par le biais économique est insidieuse. Elle prépare potentiellement le terrain pour des actions futures, notamment via le recrutement. Les zones frontalières touchées par le chômage et les tensions sociales comme les discriminations de castes pourraient devenir des viviers de radicalisation si les États concernés n’agissent pas à temps.
Ce que révèle ce rapport n’est pas seulement un redéploiement jihadiste, c’est un changement de paradigme. L’ouest du Mali devient un nouveau front, mais surtout une passerelle vers une instabilité régionale plus large. Le Sénégal et la Mauritanie, jusqu’ici bastions de stabilité, doivent désormais considérer sérieusement la menace d’un jihadisme qui avance masqué, plus économique que militaire, plus local qu’idéologique dans ses premières phases. Face à cette dynamique, seule une coopération transfrontalière renforcée, mêlant sécurité, renseignement et développement local, pourra faire barrage. Sinon, les frontières risquent de n’être bientôt plus que symboliques.
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Coopérer ou périr
Face à l’avancée méthodique du Jnim vers les frontières sénégalaise et mauritanienne, une réponse nationale fragmentée ne suffira pas. Le rapport du Timbuktu Institute appelle non seulement à un renforcement militaire dans les zones frontalières, mais aussi à une coopération plus fluide entre les États de la région. Car le terrorisme ne connaît ni douane ni drapeau. Seule une riposte coordonnée peut contrer sa logique transnationale.
Or, la confiance entre États sahéliens et leurs voisins du golfe de Guinée reste fragile. La réorganisation géopolitique provoquée par la rupture entre la CEDEAO et les pays de l’Alliance des États du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger) a fragilisé les mécanismes traditionnels de coopération sécuritaire. Pourtant, la menace commune impose de dépasser les lignes idéologiques et les désaccords diplomatiques. Le réalisme sécuritaire doit l’emporter sur les querelles institutionnelles.
Un canal de dialogue opérationnel entre la CEDEAO et l’AES pourrait être la clef. Il ne s’agit pas de fusionner les visions, mais de partager le renseignement, coordonner les patrouilles frontalières et synchroniser les alertes de sécurité. L’existence de cellules jihadistes opérant dans les marges, entre zones désertiques et bassins agricoles, impose une approche transversale, allant de la lutte armée à la sécurisation économique.
Il y a urgence. Chaque mois qui passe sans coordination approfondie renforce la capacité d’infiltration du Jnim. Le risque n’est plus théorique : il est déjà visible dans les circuits commerciaux et les marges rurales où les États sont peu présents. Pour éviter que les jihadistes ne s’ancrent par la ruse là où ils ne peuvent entrer par la force, l’heure est à une diplomatie de la sécurité pragmatique et solidaire.
Tony A.